Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
ENVERS
Derniers commentaires
24 avril 2009

Claude Tarnaud - Le miroir à trois faces 2

Même à des années de distance, il m’est impossible d’expliquer la frénésie inquiète qui s’empara de moi. Il me fallait à tout prix reconstituer cette image à partir d’un texte imprimé, quitte à retrouver les quatre mots séparément et les coller à la suite les uns des autres. Pas une seconde l’idée ne m’effleura qu’il serait peut-être plus simple de les écrire moi-même : la métaphore préexistait à toute entreprise consciente de ma part et il importait peu, puisqu’il fallait de toute façon la reconstituer que le choix de mots imprimés en garantît l’automatisme aux yeux du spectateur éventuel. Mais peut-être croyais-je que cela nuirait à l’intégrité de l’objet.

Je feuilletai tous les journaux qui pouvaient traîner dans la chambre, les livres aussi – bien qu’ils me fussent, pour la plupart, très précieux, je me sentais prêt à les mutiler pour satisfaire à ce caprice impossible – mais hâtivement, l’esprit ailleurs, comme en proie à une impatience sans objet. Cette fureur désordonnées me semble d’autant plus étrange qu’avec un peu d’attention j’aurais pu, j’en suis sûr, trouver aisément les quatre mots qui me manquaient. Voulais-je, en définitive, épargner les livres auxquels je tenais ? Bizarre conflit au terme duquel je me retrouvai assis au bord du lit, épuisé, les bras ballants.

***

Dans la plupart des hôtels de ce genre, le haut de l’armoire à glace inévitable est recouvert de feuilles de papier journal sans doute pour faciliter le travail des femmes de chambre : la poussière s’y dépose, et il suffit de les changer régulièrement. Je pensai que sur ces pages, peut-être ?... Grimpé sur une chaise je passai la main en tâtonnant sur le faîte du meuble : un livre s’y trouvait posé, probablement abandonné en cet endroit par un précédent locataire. Pourquoi cette cachette incongrue et, surtout pourquoi ce souci de dissimuler là un ouvrage somme toute des plus anodins ? Je ne le saurai jamais.

Il s’agissait d’un exemplaire broché de l’ouvrage de Paul Morand : L’Europe Galante, dont la première partie est intitulée : La Glace à Trois Faces. Ce titre était répété dans la marge supérieure du recto de chacune des dix premiers feuillets du livre : je n’avais plus que l’embarras du choix.

***

Je terminai l’objet puis, avec une lenteur délibérée, j’en fonçai une épingle à chapeau, terminée par une fausse perle, sous le sein de la figurine de cire. Je m’aperçus alors que celle-ci représentait le côté droit d’un corps de femme et non le côté gauche comme, victime de cette perte d’orientation assez courante devant les miroirs, je l’imaginais depuis le début. Devant les miroirs ? Je frémis encore lorsque je pense à la terrible ambiguïté de mes gestes d’alors.

J’hésite à poursuivre ce récit, à m’engager sur un terrain somme toute assez peu sûr ne serait-ce qu’à cause des innombrables chausse-trapes bâties avec un soin jaloux par les tenants du pire confusionnisme. Il est clair, pour quiconque s’est un tant soit intéressé aux « opérations magiques » que je n’avais pas une minute pris au sérieux, consciemment du moins, cette démarche singulière plus proche du geste de conjuration que d’une manœuvre d’envoûtement proprement dite :  je ne m’étais entouré d’aucune des précautions les plus élémentaires visant à protéger l’opérateur des conséquences directes de son acte…

Mais, quelques mois plus tard, mon père, rencontre par hasard dans la rue, me faisait part des inquiétudes que lui avait récemment inspirées l’état de santé de ma mère qui souffrait d d’un « point » au poumon droit.

Claude Tarnaud

Septembre 1962

Site sur Claude Tarnaud

Publicité
Commentaires
Publicité
Newsletter
13 abonnés
Visiteurs
Depuis la création 34 398
ENVERS
ENVERS
Publicité